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Tracer sa route quand on ne rentre dans aucune case

Ce texte est né d’une conversation avec mon amie Gaby, qui me demandait d’en dire un peu plus sur mon enfance, et sur ce qui m’a formée comme artiste, mais aussi comme entrepreneure. Je passe mes journées en compagnie de "cols blancs", ceux qui ont choisi la sécurité d’un emploi bien payé, bien avantageux, mais qui les éteint à petit feu. Ceux dont la vitalité s’érode, les rêves s’assèchent, et la créativité s’atrophie à force de compromis. Moi, j’ai eu le malheur-bonheur de ne jamais savoir fitter — alors j’ai dû me débrouiller autrement, inventer ma voie, transformer mes limites en leviers.

 

Ma cage à moi, elle a surtout été dans mon corps, et dans ma tête. Voici comment ça s’est passé, aujourd’hui éclairé à la lumière de mes diagnostics (au risque de répéter certains bouts cités ailleurs dans d’autres de mes textes).

 

Je suis née un peu à l’envers. Pas de cri strident à l’accouchement, mais plutôt des bronches obstruées, de l’asthme, des pneumonies, des otites, des antibiotiques à la chaîne. L’hôpital était une seconde maison. Et paraît-il, je ne me plaignais presque jamais. Ma mère trouvait ça admirable. Moi, aujourd’hui, je me demande ce que j’avais compris, dès la petite enfance, sur le fait que ma douleur n’avait pas sa place.

 

J’ai aussi souffert d’arthrite juvénile. Encore une fois : douleur silencieuse, petit corps raide, mais enfant docile. J’avais déjà l’instinct de me faire petite, discrète, adaptable. C’était peut-être une histoire de neurodivergence non détectée à l'époque, ou peut-être que le trauma chronique est venu brouiller les pistes. Mais en tout cas, le corps savait. Et il a plié, souvent, là où je ne pouvais pas l’exprimer.

 

Ce que je sais, c’est que j’étais une enfant très intellectuelle, très mature, très capable. Je lisais vite, j’apprenais vite, je parlais bien — trop bien. À l’école régulière, j’avais toujours dix coups d’avance sur les autres. Le programme me paraissait lent, et moi, je dérangeais par lassitude. Mes parents m’ont donc envoyée dans une école alternative à Longueuil, spécialisée en musique.

 

C’était une belle idée, sur papier. En vrai, j’aurais voulu apprendre le piano, mais j’ai été "tirée au sort" pour faire du violon. Donc, malgré cette première déception cuisante, pendant cinq ans, je me suis attelée à la tâche. Je détestais ça. Je trouvais l’instrument rigide, la posture inconfortable, et le son difficile à apprivoiser. Mais j’ai fait mes classes. J’ai appris à tenir un rythme, à lire une partition, à suivre un métronome comme on suit les règles de la vie. J’ai appris par contrainte, par devoir, par excellence. C’est là que l’idée du mérite a commencé à s’installer : le mérite par la maîtrise, la valeur par la performance. Pour ma mère, pour mes profs. Car je n’avais qu’une seule amie — les autres enfants me détestaient.

 

Ce fut une autre couche de ma réalité d’enfant : le harcèlement. Tous les jours. J’étais différente, brillante, perchée. Ça suffisait. On me traitait de conne, de folle, d’extraterrestre. Et moi, j’intériorisais. Encore. Ma mère, même aujourd’hui, dit qu’elle n’avait jamais compris à quel point c’était grave. Je n’ai pas appris à m’affirmer. J’ai appris à disparaître.

 

À l’école, on faisait aussi de la chorale, de l’art dramatique, de la peinture, de la danse. C'était complet, très intellectuel, presque trop. Malgré notre âge tendre, on nous apprenait le baroque, le rococo, Monet contre Manet. À neuf ans, je pouvais réciter les courants artistiques avec une précision d’historienne. Mais dans ce contexte, je n’ai jamais appris à improviser, à explorer, à me perdre joyeusement. Tout était calibré — même la créativité.

 

Adolescente, j’ai essayé la guitare acoustique, puis électrique. J’ai même eu un petit band punk. Mais encore là, j’étais la plus studieuse, pas la plus inspirée. Mon interprétation musicale a toujours été très littérale, comme lire un texte sans intonation. Je connaissais la musique, mais je ne la sentais pas. C’était une langue étrangère apprise par cœur.

 

En parallèle, j’ai fait six ans de ballet classique. Même dynamique : corps contrôlé, mouvements gracieux, discipline militaire. Vers la fin, j’ai plafonné — hyperlaxe, sans tonus musculaire suffisant pour monter sur pointes. Mais j'avais le maintien, le sourire placide, et le silence. Surtout, cette idée toxique qu’il faut souffrir en silence, que ça doit rester beau en surface. J’ai appris que la grâce, c’est la douleur qui ne se voit pas.

 

Encore aujourd’hui, on me dit douce, gracieuse. Ce que je ressens, c’est la tension, le contrôle, la survie. Et à force, j’ai appris à ne plus montrer quand ça brûle à l’intérieur.

 

J’avais le potentiel pour une carrière en sciences — c’est ce que ma mère avait toujours envisagé. Mais à seize ans, j’avais besoin de rebeller, de choisir par moi-même, de devenir ma propre créature. J’ai choisi les arts visuels envers et contre tous. Et plus tard, le tatouage. J’ai commencé à réclamer mon corps, une marque à la fois. Je voulais créer, mais pas selon les règles des autres. Pas dans une cage. Même si je ne savais pas encore comment faire autrement. Mes écarts de comportement et mes élans de choix de vie m’ont placée dans des situations difficiles. La naïveté, c’est aussi une caractéristique de l’esprit autistique — mais j’allais l’apprendre plus tard.

 

Et en commençant comme tatoueuse : surprise. Je n’étais pas bonne. Pas au début. Je n’avais pas un immense talent artistique, comparé à d’autres étudiants du collège. Mais j’étais une stratège. Une designer. Une perfectionniste. J’ai bâti ma pratique avec les outils du marketing, du graphisme, de l’image de marque — et de la rigueur. J’ai utilisé mon cerveau, ma structure, ma ténacité.

 

J’ai appris à dessiner comme j’ai appris le violon. Comme j’ai appris à vivre en société : par répétition, par observation, par construction mentale. Je ne suis pas une artiste intuitive. Je suis une artisane de la structure. Je n’ai jamais été très bohème, malgré les apparences. Je suis une travailleuse acharnée, pas une muse.

 

Et aujourd’hui, même si mon style est reconnu, respecté, aimé… je ne me sens toujours pas comme les autres tatoueurs. Je ne fit dans aucune boîte. Ni dans le milieu alternatif, ni dans les cercles artistiques, ni dans les groupes de mamans, ni dans ceux de yoga.

 

Je n’aime pas vendre. Je n’aime pas l’illusion. Je n’aime pas faire croire. Et pourtant, j’ai une business. Une vraie. Je fais tout, seule, depuis vingt ans. Parce que je ne pouvais pas faire autrement. Parce que je voulais créer quelque chose à mon image. Parce que je n’avais pas le luxe d’attendre que le monde s’ouvre à moi.

 

Oui, je me suis enfargée en chemin. J’ai payé de certains moments précieux comme parent, et de plusieurs amitiés. Parfois, je ne savais pas comment j'allais faire mon épicerie, ni comment j’allais payer mon loyer. Aujourd’hui, je suis aux prises avec des enjeux de santé, à négocier mon PTSD et ma "nouvelle réalité" de personne autiste.

 

Et pourtant, malgré le "handicap" de ma neurodiversité, je fais partie de la minorité qui a choisi un autre chemin. À Gatineau, ville de fonctionnaires, je ne dénigre pas la sécurité. Mais je vois tous les jours des gens éteints, qui ont mis leurs rêves en veille pour des conditions de travail. Des gens qui se sont rangés, sans jamais savoir qu’il était possible de vivre autrement.

 

Je suis ici pour dire que oui, c'est possible. Pas besoin d'être le meilleur. Pas besoin d'être né doué. Pas besoin d'être rebelle en surface, ou super entrepreneur, ou d’avoir beaucoup d’entre-gens. On peut être timide, sensible, imparfait.e. Et pourtant, créer quelque chose d'unique. Monter sa petite entreprise à contre-courant. Vivre de sa passion. S’affirmer tranquillement. À rebours. Une étape à la fois.

 

On peut réussir en prenant son temps. En s’écoutant. En se réparant. En désamorçant les automatismes. En décidant que la santé passe avant la performance. En refusant de sourire quand ça fait mal (car la douleur physique me rattrape toujours, même quarante ans plus tard). En osant demander de l’aide. En refusant les rôles figés.

 

Mon parcours est un entrelacs de discipline, de trauma, d’obsessions, de détours et de volonté farouche. J’ai marché hors des sentiers battus, sans carte, sans guide, avec pour seul compas une intuition cabossée, mais tenace. Dans la balance : l’élan de me protéger, en opposition constante avec ma volonté d’exister dans le monde. Et même si je ne corresponds à aucune case, je suis à ma place.

 

C’est tout ce que je souhaite aux autres aussi.

 

 

À toutes celles et ceux qui se croient trop fragiles, trop différents, trop étranges pour faire leur place : vous n’avez pas besoin de rentrer dans le moule. Vous pouvez créer le vôtre.

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